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Un sentiment de vie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Claudine Galéa, mise en scène Émilie Charriot, jeu Valérie Dréville – au Théâtre des Bouffes du Nord.

Le spectacle a été créé il y a un an au Théâtre national de Strasbourg et repris au Théâtre Vidy-Lausanne. Dans son ascèse il colle aujourd’hui admirablement au Théâtre des Bouffes du Nord, lieu emblématique et dépouillé s’il en est. Un sentiment de vie est un grand texte de Claudine Galéa écrit à partir de chemins de traverse dans lesquels la littérature et l’écriture se tissent à la réalité, menant de Falk Richter à Lenz et de la vie à la mort du père. Valérie Dréville le porte avec une maîtrise et une intensité, rares. Elle entre sur scène d’un pas décidé, se place face au public et nous fait pénétrer, à mains nues, dans la densité de ce chant nocturne, agissant comme un révélateur – au sens photographique du terme – des pensées et des émotions de l’auteure.

© Jean-Louis Fernandez

On débute dans la géographie et l’histoire de Falk Richter, auteur et metteur en scène dont l’œuvre singulière est diffusée dans les grands théâtres européens et festivals internationaux. Artiste associé au Théâtre national de Strasbourg il y a présenté en 2016 Je suis Fassbinder en collaboration avec Stanislas Nordey, directeur du Théâtre, puis en 2022 The silence, dans lequel il se livre au jeu de la vérité dans un dialogue sans concession avec sa mère, qui appparaît à l’écran et éclaire le récit interprété sur scène par Nordey. Dans Un sentiment de vie, Claudine Galéa, associée elle aussi au TNS ainsi que Valérie Dréville, prend pour référence My secret garden, entre journal intime et autofiction, dans lequel Falk Richter rend compte de la confession autobiographique d’un Allemand de la jeune génération explorant le passé de son père. « Je me prends moi, dit-il, ma vie, mes pensées, mes souvenirs, comme un matériau. C’est le matériau d’où naît la fiction dramatique. La fiction et la réalité se confondent, deviennent inséparables. » Sans indulgence, Falk Richter livre une vision personnelle de l’Allemagne où, à ses yeux, tout se heurte au passé nazi. Il raconte et se raconte comme pour conjurer ses blessures. L’auteure en fait son frère d’armes et s’en inspire.

D’une histoire personnelle à l’autre, Claudine Galéa esquisse un tableau familial à partir de son enfance dans une Algérie coloniale, tableau qu’elle intitule My Way – du titre d’une chanson de Franck Sinatra que son père aimait écouter. Né en Algérie, il était militaire et avait traversé la guerre d’Indochine et la Seconde Guerre mondiale, il avait plus tard quitté l’armée pour ne pas se battre en Algérie. « Tout se transmet dans l’inconscient, coups et viscères » ajoute-t-elle, regardant l’Histoire en face. A l’opposé, sa mère, française, était communiste et anticolonialiste, donc côté Indépendance, elle n’apparaît pas dans le texte ou alors en creux. Quelque chose ne fonctionnait pas dans le couple et l’affection se trouvait côté père, même si elle ne se disait pas. Sa fille accompagnera le père au bout de son enfer, un cancer du palais, et jusqu’à la mort. « Je voulais écrire sur mon père depuis longtemps, même si ça m’est difficile » reconnaît-elle. Par ce texte, elle lui dit ce qu’elle n’a pas pu, ou pas su, lui dire avant qu’il disparaisse.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la troisième partie du texte, intitulée This is (not the end) Claudine Galéa convoque les absents et met la mort sur le devant de la scène. Par Paul Celan, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf, Sarah Kane et Georg Büchner entre autres, elle évoque l’exil et le suicide. Le personnage de Jakob Lenz traverse le texte, ce dramaturge allemand auteur de Les Soldats et Le Précepteur, sujet à des crises de démence et retrouvé mort dans la rue en 1792, qui fut autrefois l’ami de Goethe. Trente-cinq ans plus tard, en 1835, Büchner écrit une nouvelle intitulée Lenz en s’inspirant du journal tenu par le pasteur Oberlin qui accueillit Jakob Lenz chez lui, il décrit : « … Il y avait un vide sidéral en lui. Il ne ressentait plus d’angoisse, ne désirait plus rien ; son existence était pour lui un fardeau nécessaire… » L’œuvre est restée inachevée et fut publiée deux ans après la mort de son auteur, à l’âge de vingt-quatre ans. Claudine Galéa met en vis-à-vis sa démarche d’auteure. Tout au long de son texte elle parle de l’acte d’écrire et entend encore son père lui conseiller avec ardeur et conviction : « écris, écris, écris ! »

Le passage à la scène se fait dans l’épaisseur des mots portés par Valérie Dréville, magnétique. On se suspend à ces mots, son souffle, ses silences, les moindres gestes qu’elle ébauche, les nuances qu’elle apporte, le sourire flouté qu’elle arbore, rendant les situations plus légères. Emilie Charriot, actrice et metteure en scène, l’a guidée dans cette recherche où, à force de travail, on atteint l’évidence. Elle avait mis en scène Un sentiment de vie une première fois en 2021 au Theater Basel, en langue allemande, après avoir monté King Kong Théorie de Virginie Despentes en 2017, Passion simple de Annie Ernaux en 2019 et Outrage au public de Peter Handke en 2020.

Dans ce travail en complicité entre les trois femmes, auteure, actrice et metteure en scène, se dégage une énergie et une puissance dans l’acte d’écrire et celui de dire, dans celui de nous prendre par la main pour dessiner, à partir d’une histoire individuelle, celle de l’auteure face à son père, notre héritage commun.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024

Lumière Edouard Hugli – costumes Émilie Loiseau – administration et production Sarah Gumy – régie lumière Alexy Carruba – régie générale Camille Jamin – régie plateau Malène Seye – habillage Lyes Ozeri – diffusion et développement Marko Rankov – comptabilité et ressources humaines Christèle Fürbringer. Production Compagnie Émilie Charriot – coproduction Théâtre National de Strasbourg,Théâtre Vidy-Lausanne  – coréalisation Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord – avec le soutien de la Fondation Leenaards, de la Fondation Jan Michalski, de la Fondation suisse des artistes interprètes SIS, de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture et de la Corodis. Un sentiment de vie est publié aux Éditions espaces 34 : www.editions-espaces34.fr – Claudine Galea est représentée par L’Arche agence théâtrale : www.arche-editeur.com –  * Sur les spectacles de Falk Richter, voir nos articles des 28 mai 2016 et 6 novembre 2022.

Du 11 au 27 janvier 2024, du mardi au samedi à 20h, le dimanche 14 janvier à 16h – au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 (bis) bd de La Chapelle, 75010 Paris – métro La Chapelle – tél 01 46 07 34 50 – site : bouffesdunord.com – en tournée : Du 8 au 10 février 2024, Théâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse).

Catarina et la beauté de tuer des fascistes

© Filipe Ferreira

Catarina e a beleza de matar fascistas, texte et mise en scène Tiago Rodrigues – spectacle en portugais surtitré en français et en anglais – au Théâtre des Bouffes du Nord, dans le cadre du Festival d’Automne.

La table du banquet est dressée. En bout de table un homme, silencieux, en habit de ville, contraste avec les personnages assis côté jardin, face au public. Les acteurs vont et viennent tranquillement avant l’entrée des spectateurs, échangent quelques mots. L’action se passe dans le sud du Portugal, dans le jardin d’une charmante maison toute de bois, à la campagne. Vêtus de longues robes, les personnages nous mènent de plain-pied dans la culture populaire traditionnelle, ils font aussi penser au Tchiloli de São Tomé-et-Príncipe, ancienne colonie portugaise.

On entre dans l’histoire, guidés par un narrateur qui nous plonge dans des sentiments pleins d’étrangeté et qui ne s’expriment plus guère aujourd’hui ou alors d’une tout autre manière, ceux du code de l’honneur. Quelle est cette mystérieuse famille qui semble attendre l’une de ses filles et préparer un obscur rituel ? Tous les personnages se nomment Catarina, on flotte entre histoire, superstitions, mauvais sorts et cauchemar.

Le rassemblement familial a lieu près du village de Baleizão au sud du Portugal, où a été assassinée Catarina Eufémia leur ancêtre, icône de la résistance face au régime fasciste qui a sévi au Portugal de 1933 jusqu’à la Révolution des Œillets, en 1974. Chaque année depuis, la famille se réunit sur cette terre et commémore le meurtre, en exécutant un fasciste. Aujourd’hui c’est au tour d’une des plus jeunes et des plus aimées de la famille, Catarina, de tuer son premier fasciste, comme un rite de passage. L’otage, cet homme en habit de ville, écrivait les discours vénéneux du Premier ministre.

Catarina est en retard, (Beatriz Maia), elle prend position face à l’homme qui lui est amené et qu’elle doit exécuter, puis se ravise. À contre-courant de la tradition familiale elle ne peut ni ne veut accomplir ce geste et ouvre une brèche sur l’auto-justice et la loi du talion. Ce jour de fête et de meurtre, de tradition et de beauté, s’écroule, ouvrant sur les divergences familiales. « Ne craignons pas la mort, craignons la vie inutile… » Les conversations s’orientent sur la démocratie, sous le regard de Catarina Eufémia, revenante, qui s’entretient avec le fasciste. Tiago Rodrigues compresse le temps entre passé et futur et nous amène par cette métaphore, à des questions d’actualité dont celle de la violence politique et de la montée de l’extrême droite, du populisme et de la démagogie. La famille s’entredéchire et met en scène sa propre mort. L’otage s’échappe, figure de la dictature en gestation qui nous assène un discours hélas des plus actuels et des plus offensifs, performance de l’acteur (Romeu Costa) qui met à mal le spectateur.

Quatre spectacles de Tiago Rodrigues, auteur, metteur en scène et nouveau directeur du Festival d’Avignon, sont actuellement programmés dont deux dans le cadre du Festival d’automne – Le Chœur des amants dont nous avons rendu compte, Dans la mesure de l’impossible qui rapporte les récits de militants humanitaires, Entre les lignes, un texte-manifeste pour un acteur seul en scène. Avec Catarina et la beauté de tuer des fascistes, on a l’illusion d’un conte qui attendrait sa princesse, dans un environnement scénographique des plus chaleureux et la beauté des personnages. On découvre des âmes sombres, des plans machiavéliques et la bête noire du fascisme rampant qui ronge les esprits. Ionesco et son Rhinocéros ne sont pas loin.

Brigitte Rémer, le 28 octobre 2022

© Filipe Ferreira

Avec : António Fonseca, António Afonso Parra, Beatriz Maia, Carolina Passos Sousa, Isabel Abreu, Marco Mendonça, Romeu Costa, Rui M. Silva – scénographie, F. Ribeiro – lumières Nuno Meira – adaptation lumières pour le Théâtre des Bouffes du Nord, Rui Monteiro – costumes, José António Tenente – création, design sonore et musique originale, Pedro Costa – chef de choeur, arrangement vocal, João Henriques -conseillers en chorégraphie, Sofia Dias, Vítor Roriz – conseiller technique en armes, David Chan Cordeiro – traduction française, Thomas Resendes (français) – surtitrages Patrícia Pimentel – assistante mise en scène, Margarida Bak Gordon – collaboration artistique, Magda Bizarro.

Du 7 au 30 octobre au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, 75010. Paris – tél. : 01 46 07 34 50 – site : www.bouffesdunord.com – En tournée : 9 novembre 2022, Théâtre d’Arles – 12 et 13 novembre, Centre culturel André Malraux/Scène nationale de Vandoeuvre – 15 et 16 novembre, Théâtre de l’Agora/Scène nationale de l’Essonne – 18 et 19 novembre, Théâtre Joliette, Marseille – 22 et 23 novembre, Maison de la Culture d’Amiens – 25 et 26 novembre, Théâtre d’Angoulême/scène nationale – 29 novembre au 1er décembre, Comédie de Reims – 3 et 4 mars 2023, Le Quai/CDN d’Angers – 6 avril 2023, Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul – Le spectacle est déconseillé aux moins de 16 ans.

Chœur des amants

© Filipe Ferreira

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues – Théâtre des Bouffes du Nord.

C’est un récit polyphonique écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues en 2007 sur lequel il revient aujourd’hui. Un jeune couple, un homme et une femme, racontent en chœur, parfois en canon ou comme en écho, leur état de mise en suspension quand tout à coup il leur semble étouffer, au sens physique du terme. Départ en ambulance, angoisses et embouteillages, le surréalisme de la vie.

Le film culte qu’ils regardaient, Scarface, avec Al Pacino leur acteur fétiche duquel ils se sont arrachés, revient en leitmotiv au fil de la représentation, et même s’ils s’endorment avant la fin du film ils en parodient les personnages, sous l’effet d’une vibrante catharsis. La fiction s’enchevêtre à la vie qui défile sous leurs yeux, sous les nôtres : l’enfance, les poupées, le père Noël, premier mensonge à la mère, premier coup reçu et rendu, naissance de l’enfant, blessure à l’école.

Quand ils rentrent à la maison tout est à la même place, rangé, rien n’a bougé. Retour sur les premières fois. Je dis… Il dit… Les dialogues du quotidien se superposent comme des jeux de lego : « on perd beaucoup de temps à agrafer les papiers peints, vert, bleu turquoise… J’ai arrêté de fumer… » petits repères dans le temps. Du passé au présent, on voyage entre simulacre et réalité. On se passe l’anneau de main à main. C’est à la fois feutré, tonique et distancié. Le dialogue est parallèle ou se chevauche, certains événements reviennent de manière récurrente, la mémoire des gestes est à l’oeuvre, il y a de la tendresse. Quand lui est assis elle est debout, ou l’inverse. Ça a un petit côté absurde, déconnecté, version Ionesco.

La bouilloire siffle, le thé se prépare, des percussions traversent le silence. Sur un tapis noir moucheté de blanc, assis côte à côte face au public, ils boivent le thé. Puis le jeu du J’aimerais avoir les saisit… un jardin, un chauffage, un autre enfant, je veux qu’il apprenne le piano… plus tard, on a le temps… Un autre jour commence, on découvre le présent. Aujourd’hui, j’ai confiance en demain. On attrape des bribes de vie, c’est gentiment décousu, comme la vie, ça cogne dans la tête. Les années passent, les grands-parents commencent à mourir, restent les albums photos, un poème, une chanson, leur amour.

Alors que faire, changer de vie ? Le changement est lent… changement de lieu, de maison : « pas de jardin, un petit balcon. » Rêver, faire un grand projet assez fou pour « tout dépenser dans un seul rêve ? » mais peut-on rêver quand on a peu d’argent ?  En se retournant sur la vie, rien de ce qui avait été prévu n’est arrivé. On s’est séparés. Les étapes de la vie… un jardin, une forêt pleine de vie. La mathématique se compte en temps de vie, jusqu’à la dernière Cène. On glisse lentement, l’un d’entre nous meurt et il devient forêt. alors il y a « celui qui est encore une personne et celui qui est la forêt et qui comprend la langue de la forêt. »

Ce Chœur des amants est une méditation sur le temps qui passe, doucement, douloureusement, réglée au cordeau par Tiago Rodrigues, auteur, metteur en scène et nouveau directeur du Festival d’Avignon, portée sobrement par les deux acteurs, Alma Palacios et David Geselson. La vie passe et si l’on peut résumer une vie, on ne résume pas l’amour, ô mon amour… on n’a plus le temps, la petite musique de nuit s’éteint.

Brigitte Rémer, le 25 octobre 2022

Avec :  David Geselson et Alma Palacios – scénographie Magda Bizarro et Tiago Rodrigues – lumières Manuel Abrantes – adaptation lumières pour Bouffes du Nord – costumes Magda Bizarro – traduction du texte Thomas Resendes – régisseur général et lumière Thomas Falinower – habilleuse Sophie Ormières – régisseuse plateau Camille Magne.  Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

Du 8 au 29 octobre 2022, du mercredi au samedi à 18h, les samedis à 15h, au Théâtre des Bouffes du Nord – 37 (bis), boulevard de La Chapelle 75010 Paris métro : La Chapelle – réservations 01 46 07 34 50 – site : www.bouffesdunord.com – En tournée : 9 novembre 2022, Théâtre d’Arles – 12 et 13 novembre, CCAM/Scène nationale de Vandoeuvre – 15 et 16 novembre, Théâtre de l’Agora/Scène nationale de l’Essonne – 18 et 19 novembre, Théâtre Joliette/Minoterie de Marseille – 22 et 23 novembre, Maison de la Culture d’Amiens – 25 et 26 novembre, Théâtre d’Angoulême/Scène nationale – 29 novembre au 1er décembre, Comédie de Reims.

Providence

© Pascal Gely

Texte Olivier Cadiot – mise en scène Ludovic Lagarde – jeu Laurent Poitrenaux, au Théâtre des Bouffes du Nord.

On entre dans le cabinet de sonorités de Cadiot-Poitrenaux-Lagarde, mi-salon mi-atelier, dans une maison au bord d’un lac. Un homme s’y est retiré. Deux magnétophones font fonction de figures totems et officient, chambres d’écho et interlocuteurs pour l’acteur, seul en scène. Un long canapé et un panneau réfléchissant qui servira d’écran. Des cloisons aux grilles bleu-nuit laissent filtrer la lumière, comme des moucharabiehs.

Quatre histoires ont été compressées en une unité nommée Providence – du nom du quatrième récit – dont on ne comprendra pas tout. On se laissera couler dans les expérimentations de l’acteur bonimenteur démonstrateur qui fait des gammes compulsives sur ses magnétophones, s’enregistre et se répond, joue de mots et de bruitages, de sons et de musiques et dialogue avec lui-même par vidéo interposée. Le labyrinthe est complexe et malgré le fil d’Ariane le spectateur se perd, et se laisse perdre. Il est question d’un personnage et d’un auteur dont les points de vue divergent, d’un jeune homme qui se transforme en vieille dame, d’Illusions perdues à la Balzac, d’un vieil homme au bord du vide qui prépare sa conférence pour faire la preuve par quatre qu’il n’est pas tout à fait fou.

Ces séquences se mêlent et se tordent entre elles, sur fond de quadriphonie. Le verbe est dense, touffu, abstrait, il est intense et brumeux, et se transforme, à certains moments, en vapeur d’eau. L’acteur est convaincu, concentré, pince sans rire. Il mène son combat, seul au front, il est un et multiple, diseur et chef d’orchestre, il joue de vérité et de fiction, la providence pour lui. « C’est à la notion de personnage que le texte s’attaque. Qu’est-ce qu’un personnage ? En a-t-on besoin ? » reconnaît Laurent Poitrenaux qui excelle sur ces sentiers escarpés.

Cadiot-Poitrenaux-Lagarde en sont à leur troisième essai ensemble, c’est dire qu’ils se connaissent. Deux textes d’Olivier Cadiot ont été présentés et mis en scène par Ludovic Lagarde, interprétés par Laurent Poitrenaux, Le Colonel des Zouaves en 1997 et Un mage en été, en 2010. « Dans l’écriture de Cadiot tout est sans cesse en mouvement, les choses se font et se défont, se construisent de manière quasi rhapsodique, on ne peut se reposer seulement sur la seule continuité psychologique » note le metteur en scène.

Créé en novembre dernier à la Comédie de Reims, Centre dramatique national que dirige Ludovic Lagarde, Providence est un peu comme un objet volant non identifié, magnétique, poétique, fantastique, exigeant, millimétré, parfois dévastateur. L’Ircam y est partie prenante dans le travail du son. « Si on examine une vie entière, on trouvera le moment X où, à cause de la disparition d’Y, du départ de Z, de conditions de vie terrifiantes, de barbarie totale, ou d’une idée tout simplement, d’une idée terrible, vous avez été vraiment le plus mal, c’est inscrit – ça fait un pic à l’encre noire » écrit Cadiot qui se plait à parler par énigmes. Singulière est la narration, singulier le spectacle, un bel objet, cherchez l’erreur.

 Brigitte Rémer, le 13 mars 2017

Scénographie Antoine Vasseur/assistante Justine Creugny – lumières Sébastien Michaud – réalisation sonore David Bichindaritz – réalisation informatique musicale Ircam Sébastien Naves et Jérôme Tuncer – conseiller musical Jean-Luc Plouviercostumes Marie La Rocca/assistante Peggy Sturm – habillage Alice Françoismaquillage et coiffure Cécile Kretschmar/assistant Mityl Brimeur  – conception image Michael Salerno – collaboration image Romuald Ducrosconception graphique Cédric Scandelladramaturgie Sophie Engel/conseillère dramaturgique Marion Stoufflet assistante à la mise en scène Céline Gaudier mouvement Stéfany Ganachaud – ensemblier Éric Delpla – régie générale Jean-Luc Briand – régie vidéo Stéphane Bordonaro régie plateau Paul Argis.

Du jeudi 2 au dimanche 12 mars 2017 – Théâtre des Bouffes du Nord – 37 (bis), boulevard de la Chapelle – 75010 Paris – métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – En tournée : du 15 au 25 mars au Théâtre National de Strasbourg – du 29 au 31 mars à la Maison de la Culture d’Amiens, du 4 au 7 avril à la Comédie de Clermont-Ferrand, Maison de la Culture – Le roman Providence est publié aux Éditions P.O.L

 

Public/privé : quelle politique culturelle pour demain ?

img024Le Monde vient d’organiser pour la troisième année consécutive son Festival : deux jours de débats sur trois sites, avec plus de soixante-dix invités. Le thème retenu, Agir, est aujourd’hui parlant : « Agir sur la politique bien sûr, mais aussi la science, l’éducation, la culture, la diplomatie, la société, la technologie, les entreprises… »

Deux anciens ministres de la culture de bords politiques différents, Aurélie Filippetti et Jean-Jacques Aillagon, étaient invités dans ce cadre pour une table ronde sur le thème Public/privé : quelle politique culturelle pour demain ? Animée par Michel Guerrin, la rencontre avait lieu au Théâtre des Bouffes du Nord et a traité principalement des atouts et dangers du modèle public-privé dans l’art et la culture et de la confrontation des enjeux économiques de la culture avec les missions de service public de l’Etat et des collectivités territoriales.

Jean-Jacques Aillagon a marqué son passage rue de Valois sous Jacques Chirac, notamment par une loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations qui reste la référence et qui valait pour tous les domaines d’intérêt général (recherche médicale, sport etc…) non pas seulement celui des politiques culturelles. Il a fait évoluer certains musées comme Orsay et Guimet leur donnant le statut d’établissement public, c’est-à-dire plus d’autonomie de gestion. Il a également été Président du Centre Georges Pompidou ainsi que de l’établissement public de Versailles et s’occupe de la Fondation François Pineau dont la collection sera installée en 2018 dans l’ancienne Bourse du Commerce, au centre de Paris. Après deux ans de mandat au début du Gouvernement Hollande, Aurélie Filippetti, aujourd’hui députée de Moselle, s’est abstenue de voter le budget 2015 passant dans le clan dit des frondeurs. Les deux ex-ministres défendent une philosophie de la culture et des modes d’action finalement assez voisins l’un de l’autre.

Tous deux rappellent que le privé est toujours intervenu dans la culture par le biais des mécènes et que certains domaines en relèvent exclusivement, c’est le cas de la littérature, de l’édition ou du cinéma. Ils conviennent de la nécessité d’un fort engagement de l’Etat en termes de mission de service public – sans intervention et en faisant preuve de neutralité – de son rôle dans le cadre du mécénat, à savoir veiller au respect des règles, de l’éthique des mécènes, de la déontologie et de l’objet d’intérêt général. Aurélie Filippetti comme Jean-Jacques Aillagon ont tous deux insisté sur le fait que le mécénat n’était en aucun cas une mesure de substitution par rapport aux financements de l’Etat et des collectivités territoriales pour l’art et la culture.

Filippetti a rappelé l’inaliénabilité des œuvres en France et les missions de l’Etat : égalité de l’accès aux œuvres par l’éducation artistique, la prise en compte des publics défavorisés et la recherche de nouveaux publics ; égalité entre les territoires avec péréquation nécessaire entre établissements ; soutien à la création et mise en valeur du patrimoine ; prise en compte de la nouveauté et de l’innovation. Elle a ré-affirmé la nécessité de coordonner les actions des pouvoirs publics à l’échelle des territoires et de donner des outils d’évaluation et d’expertise.

Aillagon a rappelé la permanence et la continuité de l’Etat permettant de pérenniser les actions. Il est revenu sur 2008, point de départ de la crise économique qui a conduit à demander aux établissements plus de performance en générant davantage de ressources propres. Il a évoqué la problématique des musées et les nouvelles offensives en termes de location d’œuvres, qui inversent parfois les priorités, négligeant les prêts aux régions – exemples du Musée Picasso – les missions prioritaires étant d’aller au-devant des citoyens, dans les mairies, les entreprises etc… comme le dit Filippetti.

Les deux ex-ministres allument les clignotants constatant que les mécènes interfèrent beaucoup plus aujourd’hui dans le domaine de l’art et que la ligne rouge est parfois franchie ; que le mécénat doit se diversifier et qu’il est plus difficile en région où les mêmes entreprises sont sollicitées. Une Charte avait été ébauchée pendant son mandat mais de fortes pressions ont fait qu’elle n’a pu voir le jour dit Aurélie Filippetti. Au passage, elle insiste sur le rôle des petites et moyennes entreprises et des petits contributeurs comme une nécessité citoyenne, et propose une défiscalisation dégressive. L’ex-ministre insiste pour que des espaces sacralisés soient sauvegardés, hors du circuit mercantile.

Le dialogue s’est ensuite engagé avec la salle parlant de cohésion sociale, du rôle des bénévoles, des bienfaits de notre système de politique culturelle basé sur le volontarisme, de l’intérêt d’aller chercher les jeunes pour aider à une meilleure compréhension réciproque et à l’apprentissage de l’altérité, de la nécessité de stimuler les élus locaux, certains devenant frileux car pointant du doigt les lieux de résistance intellectuelle qui, dans leur essence même, sont subversifs.

Aurélie Filippetti parle du risque d’instrumentalisation et d’un rapport demandé à Bercy sur l’impact économique de la culture. A la question posée sur l’avenir des politiques culturelles elle dit la nécessité de les mettre au cœur de la vision de notre société en accompagnant les jeunes à en faire leurs objectifs de vie ce qui contribuerait à la lutte contre les crispations identitaires ; de redéfinir la volonté publique entre Etat et collectivités territoriales d’autant après la réforme territoriale et alors que les directions régionales des affaires culturelles en sortent fragilisées. En confirmant l’usure du système, Jean-Jacques Aillagon parle de la nécessité de redéfinir les missions et le périmètre d’un ministère de la Culture plus ouvert sur les régions en repensant le territoire et la culture de façon généreuse. Il évoque l’intérêt de réunir un grand ministère, doté de moyens, autour des problématiques culture, éducation et jeunesse.

Le débat s’est fermé sur le rappel de l’exception culturelle française, outil innovant s’il en fut et des dangers du traité transatlantique TAFTA – dont les négociations semblent suspendues – qui, s’il devait se mettre en place, menacerait sérieusement notre capacité d’innover.

Brigitte Rémer, 22 septembre 2016

Festival Agir-Le Monde, 16 au 19 septembre 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord. 37 bis Bd de La Chapelle. 75010 – www.bouffesdunord.com

Archipel

©dr

© DRC

Montage d’extraits de romans, de pièces de théâtre et d’interviews de Marie NDiaye – Adaptation et mise en scène Georges Lavaudant, au Théâtre des Bouffes du Nord.

C’est une suite de courtes séquences où se croisent l’absurde et la dérision, le comique et la parodie, la vibration et l’émotion. On se fait à certains moments des frayeurs, pensant frôler la soirée scoute et puis l’embarcation se met à pencher de l’autre côté et le metteur en scène capitaine du navire et son équipe d’acteurs gardent le cap, entre humour noir et cruauté.

Le cœur du sujet est Marie NDiaye, que l’on voit à trois reprises comme en trois rounds, dans un face à face à la télé, ici théâtralisé. Autour, l’œuvre, qui croque férocement mais l’air de rien les relations familiales entre vide sidéral et dialogue de sourds, l’esprit province profonde et la difficulté de communiquer. Née en France de mère française et de père sénégalais qu’elle n’a vu que de rares fois, Marie NDiaye est une femme libre, qui ne se reconnaît sous aucune étiquette. Formée à la linguistique, elle se met à l’écriture dès l’adolescence, publie des romans et des nouvelles à partir de 1985, des romans pour la jeunesse, une dizaine de pièces de théâtre – dont Papa doit manger, pièce inscrite au répertoire de la Comédie Française – travaille pour le cinéma sur des scénarios – dont White Material de Claire Denis -. Elle obtient le Prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe, puis en 2009 le Prix Goncourt pour Trois femmes puissantes. 

Les textes choisis par Georges Lavaudant nous mènent de disparitions en absences, entre Kafka et le meilleur des polars. Ils parlent de M. Herman, à la recherche de sa femme et de sa fille disparues, en cette fin de vacances ; de la mort d’une jeune fille ; de la bourgeoisie crasse et démago avec sa femme de peine ; du mal-être du père qui n’a plus sa place au foyer, remplacé par le chat Nounou dit le p’tit ; des groupies de Claude François entre hystérie et bavardages ; du retour de la sœur et d’un dialogue évasif avec son frère ; de la réunion des parents d’élèves virant au cauchemar avec ses non-dits et sa cruauté, face à une mère en détresse dénonçant le viol de son fils par l’instituteur ; du mariage ou de sa parodie, entre cuite et danse, une longue séquence où le ridicule ne tue pas.

A l’opposé, une autre longue séquence en final, d’une toute autre veine, qui puise dans le récit des Trois femmes puissantes conte la terrible histoire de Khady Demba, répudiée par sa belle famille d’Afrique après la mort de son mari et son impossibilité d’enfanter. Khady qui essaie de faire face à l’aridité et la violence de la vie, quand on ne vous reconnaît pas, que Lamine, l’ami d’un temps la trahit, et qu’après tant d’errance, pensant trouver la liberté, elle s’écroule devant le grillage de la frontière. « C’est moi, Khady Demba, songeait-elle encore à l’instant où son crâne heurta le sol et où les yeux grands ouverts, elle voyait planer lentement par-dessus le grillage un oiseau aux longues ailes grises – c’est moi Khady Demba, songea-t-elle dans l’éblouissement de cette révélation, sachant qu’elle était cet oiseau et que l’oiseau le savait. » Fin du récit, fin du spectacle. Le plateau retrouve sa gravité dans le lien avec ce qui, aujourd’hui, nous interpelle et dont chaque jour l’actualité témoigne : l’exode d’une partie de la planète.

Archipel joue de simplicité, enchaînant les séquences tels les gros titres d’un journal, en fondu enchaîné et sonore. Quelques tables et quelques chaises font et défont l’espace scénique et nous amènent d’une rive à l’autre. Les acteurs jouent collectif, pas de rôle, pas d’ego, le maître de cérémonie Georges Lavaudant les emmène à bon port, ils troublent le spectateur. Iconoclaste à souhait le spectacle s’inscrit entre sincérité et jaune acide, à la manière de Marie NDiaye.

Brigitte Rémer, 28 avril 2016

Avec : Valérian Behar Bonnet, Elias Benizio, Hugo Brunswick, Rosa Bursztein, Bérénice Coudy, Clovis Fouin, Kevin Garnichat, Benoît Hamon, Fannie Outeiro, Barbara Probst. Création lumières Georges Lavaudant – création son Philippe Gomes – coiffures perruques Jocelyne Milazzo – maquillage Sylvie Cailler – régie générale Grégoire Boucheron.

Du 26 au 30 avril 2016 au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis bd de la Chapelle, 75010 – Métro: ligne 2, arrêt La Chapelle – Tél 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com

 

 

 

 

Le Discours aux animaux

© Fabienne Douce

© Fabienne Douce

De Valère Novarina, par André Marcon, au Théâtre des Bouffes du Nord.

« J’écris des livres qui cherchent à vivifier, armer, relever, qui viendraient à notre secours – au lieu de nous accabler encore. Chacun de nous, chacun des animaux parlants, fait face à des expériences immensément singulières, terrifiantes, ou magnifiques, indicibles. » C’est un parcours d’étrangeté – en écriture comme en peinture – auquel nous convie Valère Novarina depuis 1978, date de ses premières publications. Il écrit tout autant qu’il traduit en expériences visuelles – dessins, peintures, performances – son imaginaire. Ses mots oscillent du concret à l’abstrait. « Nous avons à traverser la tempête verbale, à réveiller des zones du langage, qui n’avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d’un jour » disait-il à Marion Chénetier-Alev dans L’Organe du langage c’est la main.

Son invention d’un langage, primitif et raffiné à outrance est ici porté par André Marcon, alchimiste de haut niveau qui rend précieuse la matière sans la rendre arrogante : un langage comme une clôture qui ne serait jamais fermée et laisserait couler le sable, grain à grain, un langage de terre et de cosmogonie ; un acteur-diseur qui le porte comme une voie lactée, ou comme une météorite tombée sur une terre vierge, le plateau.

« Un homme parle à des animaux, c’est-à-dire à des êtres sans réponse. Il parle à trois cents yeux muets. Il prononce Le Discours aux animaux qui est une suite de onze promenades, une navigation dans l’intérieur, c’est-à-dire d’abord dans sa langue et dans ses mots. Un homme parle à des animaux et ainsi il leur parle des choses dont on ne parle pas : de ce que nous vivons, par exemple, quand nous sommes portés à nos extrêmes, écartelés, dans la plus grande obscurité et pas loin d’une lumière, sans mots et proches d’un dénouement. » Il y est question de tombes et d’outre tombe, de solitudes, de corps éclatés, d’animaux mythiques et imaginaires, de quantités, d’alignements de chiffres et de listes. La fin du spectacle ressemble à une longue imprécation où tous les oiseaux de son imagination sont appelés, avant que la lumière ne baisse. « J’ai étudié la solitude » dit le narrateur.

Depuis le 19 septembre 1986, date de sa création par André Marcon sur ce même plateau des Bouffes du Nord, Le Discours aux animaux voyage avec l’acteur. « Chaque représentation est une aventure nouvelle, dit-il. Il n’y a rien de mécanique. A chaque fois que je le reprends, ponctuellement en fonction du lieu, des spectateurs, c’est toujours une chose différente et un spectacle auquel j’assiste aussi, qui continue de me surprendre. » Seul en scène, drapé dans un grand manteau noir, il pétrit les mots et les fait siens. Il n’y a rien que sa présence vibrante, comme le chef d’un orchestre imaginaire, ponctuant le rythme du langage porté par son énergie maitrisée, sans aucun artifice.

Brigitte Rémer, 15 février 2016

Du 5 au 20 février 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010 – Métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com – Le texte est publié aux éditions P.O.L.

Le Discours aux animaux sera présenté le 7 mars, à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, dans le cadre d’un Grand format consacré à Valère Novarina à compter du 1er mars. Informations : www.bonlieu-annecy.com et tél. : 04 50 33 44 11.

Battlefield, d’après Le Mahabharata

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Texte de Peter Brook, Jean Claude Carrière et Marie Hélène Estienne. Mise en scène de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, au Théâtre des Bouffes du Nord, en anglais surtitré en français.

Le sol est rouge désert, comme le cadre et le fond de scène. Le Mahabharata, ce livre sacré de l’Inde et grand poème épique datant des derniers siècles av. JC relate la « Grande Geste » des Bharata. Il n’est plus cette longue chronique de neuf heures aux personnages poétiques et guerriers qui avaient captivé le public de la carrière Boulbon en 1985, lors du Festival d’Avignon. C’est aujourd’hui un tout autre travail qui est présenté, réalisé par le maître des lieux avec Marie Hélène Estienne, d’après la pièce de Jean-Claude Carrière issue du texte originel, et avec une nouvelle équipe – quatre acteurs : Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan et un percussionniste, Toshi Tsu­chi­tori dont les mains battent l’instrument avec la légèreté des ailes de papillon -. Et la magie opère tout autant.

« Le Mahabharata est une épopée, avec des héros et des dieux, des animaux fabuleux. En même temps, l’œuvre est intime. C’est-à-dire que les personnages sont vulnérables, pleins de contradictions, totalement humains » disait Peter Brook il y a une trentaine d’années. De cette épopée immense constituée de multiples micro-récits, le metteur en scène et son équipe en restituent aujourd’hui l’aspect intime et mettent en exergue la vulnérabilité des personnages.

La pièce commence par la description du champ de bataille, de manière réaliste et crue, avec ses milliers de morts, à la fin d’une guerre fratricide opposant deux branches d’une famille royale : les cent frères Kauravas à leurs cinq cousins, les Pandavas, guidés par l’aîné, Yudishtira. « Les femmes cherchent leurs maris » constate-t-on et nombre de morts ne recevront pas le rite funéraire qui leur est dû.

Dans ce paysage après la bataille, la révélation de Kunti, la mère, à son fils Yudishtira, le glace : Karna, l’ennemi de toujours, tué pendant le combat, était de sang royal : Surya, dieu soleil, était son père, mais cette naissance hors mariage mettant la mère en difficulté, l’enfant fut déposé sur le Gange avant d’être recueilli par un charretier qui le nomma Karna et l’éleva comme son fils. Poursuivant ses aveux, elle se nomme comme étant cette mère ayant abandonné ce fils, au fil de l’eau. Puis elle ajoute, en référence à cette guerre fratricide : « Il t’a laissé gagner. » Le choc est grand pour Yudishtira meurtrier de son frère sans le savoir, qui s’exclame, brisé : « Cette victoire est une défaite ! » Et il décide de partir cacher sa honte au coeur de la forêt. Mais sa mère l’implore et lui demande de gouverner : « Non ! Qui peut sauver le monde ? Toi… On a besoin d’un roi juste et généreux… La terre a besoin de toi pour retrouver son harmonie… Yudishtira, protège ton peuple, protège les pauvres… La vie a des milliers d’yeux. »

S’ensuivent une succession de narrations comme autant de contes, paraboles porteuses de signes et de messages, métaphores et récits remontant le temps jusqu’à l’enfance : Le chasseur et le serpent évoque le surnaturel par l’intermédiaire de Yama, dieu de la mort ; L’histoire du faucon et du pigeon place le Roi dans la balance de la Justice – « Le bonheur n’existe pas, même au Paradis. » Le ver de terre craignant d’être écrasé, pose un fond de discours philosophique. Krishna ainsi que les divinités du Gange apparaissent, les cris de deuil retentissent, Kunti, mère de Yudishtira, repart vers le fleuve : « Kunti, oublie ton chagrin. »

Lui, proche de Dharma le Sage, symbole de la Justice, revêt le manteau rouge, porte le bâton prophétique et fait des sacrifices comme le veut la tradition. « Le Destin nous gouverne tous » lui disait sa mère. Il suit ses conseils et redistribue ses richesses – offrant couvertures et bâtons au public – donne son or aux pauvres, et change la Loi. Pendant le règne de Yudishtira, le peuple fut heureux, dit-on.

Le vieux roi Dritarashtra, qui vient de perdre tous ses fils, et son neveu, et que Yudishtira appelle tendrement Father, est écrasé de chagrin, tous deux sont animés du même remord. Au solstice, le vieil homme décide de partir sur les routes, à la recherche de la mort : « Je vais me libérer de mon corps.. » dit-il. Kunti l’accompagne espérant le repentir. « Je veux la paix dans mon cœur… Laisse mon esprit être libre… » La consultation de l’oracle et la recherche de vérité placent les acteurs à tour de rôle, en position de conteur et de narrateur. Un châle rouge, un jaune, suggèrent. Le fond de scène s’embrase, incendie dans la forêt. Et quand Yudishtira les retrouve, chacun a ses visions : « Laisse-nous. Va accomplir ton devoir en ville ». L’aveugle voit ses fils guéris, Kunti évoque Karna et les autres : « Je les vois retourner au fleuve »…

Une vingtaine d’années plus tard et après la mort des anciens, des présages semblent porteurs de danger – la guerre est arrivée et arrivera encore – et la peur s’installe. Nouvelle parabole : sous un figuier, un garçon assis, qui avale le conteur. « J’ai vu des planètes, des galaxies… J’ai marché dans son ventre… Suis entré par la bouche puis en fus expulsé… Et tous deux devisent : « J’espère que tu t’es bien reposé. »

Le geste théâtral est ici épuré et permet d’aller à l’essentiel, la recherche de vérité, porté par des acteurs conteurs dirigés avec le talent Peter Brook et sa signature, semblable à nulle autre. Et cette guerre fratricide n’est pas d’un autre temps, elle nous place au cœur de l’actualité dans notre aujourd’hui tourmenté.

Brigitte Rémer

D’après Le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière – Adaptation et mise en scène Peter Brook et Ma­rie-Hé­lène Es­tienne – Musique Toshi Tsu­chi­tori – Costumes Oria Puppo – Lumières Phi­lippe Via­latte – Avec Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan.

Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010. Paris – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – Jusqu’au 17 octobre 2015

 

 

 

La mort de Tintagiles

La pièce de Maurice Maeterlinck est précédée d’un Prologue, fragments de Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé. Mise en scène Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie Française. Conception musicale Christophe Coin et Garth Knox.  

© Pascal Gély                  © Pascal GELY

© Pascal Gély 

C’est un objet théâtral délicat en ses deux parties, un travail d’entrelacement de textes et de moments musicaux impressionnistes d’une grande beauté. La première partie, Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé comme une petite musique de nuit, traduit l’immense chagrin du poète, mis en mots à la mort de son fils de huit ans, en 1879, texte qu’il laissa en suspens sur ce vers très court, retrouvé : Le petit tombé dans la vallée. Vertigineux et déchirant pour dire l’indicible, ces mots et ellipses se gravent en écriture blanche sur fond noir et sont partiellement énoncés – par Denis Podalydès – d’une voix de cristal bercée de subtiles cordes et de vocal.

En seconde partie, le conte du petit Tintagiles aborde aussi le thème de la séparation et du deuil et s’enchaîne logiquement au texte de Mallarmé. Au bord de l’abîme par la toute puissance d’une Reine-sorcière invisible qui a ordonné son retour sur l’île, et malgré la résistance de sa sœur Ygraine aidée de Bellengère, et d’Aglovale, un vieux serviteur, Tintagiles est arraché aux siens et passe de l’autre côté du mur des ténèbres. « Ta première nuit sera mauvaise, Tintagiles. La mer hurle déjà autour de nous ; et les arbres se plaignent. Il est tard. La lune est sur le point de se coucher derrière les peupliers qui étouffent le palais… Nous voici seuls, peut-être, bien qu’ici, il faille vivre sur ses gardes. Il semble qu’on y guette l’approche du plus petit bonheur » lui dit Ygraine, ouvrant la pièce et faisant face au destin.

Ecrit en 1894, La mort de Tintagiles est le troisième des petits drames pour marionnettes écrits par Maurice Maeterlink, dont les précédents s’intitulaient Intérieur et Alladine et Palomides. « Maeterlinck a été tenté de donner la vie à des formes, à des états de la pensée pure. Pelléas, Tintagiles, Mélisande sont comme les figures visibles de tels spécieux sentiments » écrivait Antonin Artaud, explicitant l’objet marionnette selon Maeterlink.

Auteur belge francophone, Maeterlink s’inscrit dans un univers symboliste entre rêve et fantastique. Son œuvre est immense et a inspiré les grands musiciens, citons l’Oiseau bleu, monté en 1908 par Constantin Stanislavski, et, pour mémoire, Pelléas et Mélisande dont Debussy composa un opéra. Malheur et destin y sont souvent exprimés en une saisissante économie de moyens. Dans La mort de Tintagiles – montée en 1997 par Claude Régy qui avait aussi mis en scène Intérieur, quelques années auparavant – Denis Podalydès opte pour une forme de théâtre musical : Christophe Coin joue du violoncelle et du baryton à cordes et Garth Knox de l’alto et de la viole tout en interprétant le rôle d’Aglovale. Ce dernier prend la place de Tintagiles, – marionnette manipulée à tour de rôle par les comédiens – au moment du cri qu’il fait jaillir du tréfonds, expression de l’angoisse de la mort et qui appelle celui d’Edvard Munch.

Une scénographie dépouillée, sorte de boîte noire posée sur le plateau servant l’acoustique, un grillage dans les cintres, point d’appui lumières donnant les découpes qui troublent la pénombre d’un univers d’étrangeté, une avant-scène dégagée où les musiciens parfois stationnent sont les éléments de l’écriture scénique.

Connu et apprécié comme acteur, au théâtre et au cinéma, Denis Podalydès a signé plusieurs mises en scène dont Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, et Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ; L’Homme qui se hait d’Emmanuel Bourdieu et Lucrèce Borgia, de Victor Hugo. Le travail qu’il présente ici, austère et méditatif autant que poétique, repose sur une subtile direction d’acteurs et sur une impulsion musicale, devenue langage théâtral en soi, en parfaite synergie avec le texte et le poème.

Brigitte Rémer

Avec : Christophe Coin, violoncelle et barytons à cordes – Adrien Gamba Gontard, Tintagiles – Garth Knox, Aglovale, alto, viole – Leslie Menu, Ygraine – Clara Noël, Bellangère – scénographie Olivier Brichet – lumières Stéphanie Noël – costumes Géraldine Ingremeau – maquillage et coiffure Gwendoline Quiniou – création sonore Bernard Vallery – marionnette Amélie Madeline – harpe éolienne Sylvain Ravasse – construction Alexandra Epée, Nicolas Gérard, Jean-Philippe Lamarque, Pascal Lefay.

Du 12 au 28 mai 2015. Théâtre des Bouffes du Nord. 37 bis Bd de la Chapelle. 75010. Métro : La Chapelle. – site : www.bouffesdunord.com – Reprise au Trident, scène nationale de Cherbourg/Octeville, du 5 au 7 novembre 2015.